Félix Vogelis défenseur de l'instruction publique et ami de Léon Gambetta.(1896)

"...L' "Oncle" - ainsi l'appelait-on - s'adressait beaucoup à nous, les enfants, voulant bien sûr nous connaître le plus vite possible. Pour mes frères la situation était aisée, les réponses faciles, avec leurs tout récents succès, mais, moi, pauvre, j'étais dans mes petits souliers, mes yeux implorant le secours de ceux de Mam, car je sentais bien qu'il insistait pour me faire parler, oh, très gentiment, et sans aucune allusion directe à mon récent fiasco scolaire. Le dessert terminé, il nous expédia au jardin : "Allez vous amuser, les enfants, pendant que nous prenons le "café" , mais alors que, soulagé, je franchissais le dernier la porte : " Toi, Pierrot, ne t'éloigne pas trop, je t'appellerai tout à l'heure dans mon bureau. - Oui, Oncle " et je refermai la porte. Oh, le bon déjeuner... qui ne voulait plus passer... mais plus du tout ! Qu'est-ce que "l'Oncle" voulait de moi ? Je ne vis rien du jardin, écroulé sur un banc, je ne voyais que son visage, de plus en plus grand, solennel et terrifiant. "Pierrot ! " Sans savoir comment, je me trouvai sur le seuil du bureau. Sur un fond d'étagères bourrées de livres, l'Oncle trônait derrière sa vaste table. "Approche-toi, mon petit. Assieds-toi. Je viens de parler de toi avec Mam, et nous ne comprenons pas pourquoi, sage et attentif comme tu l'es, tu restes au fond de la classe, avec les derniers. Je suis sûr, moi, que tu pourrais faire aussi bien que tes aînés. J'en suis sûr. A ton avis, qu'est-ce qui ne va pas? - Heu... je ne sais pas... je ne comprends pas bien ce que dit le maître... c'est trop difficile... je crois que je suis trop petit pour ma classe. Je n'ose pas le dire." Et j'étais tout près de pleurer. "Ne t'effraye pas, Pierrot, ce n'est rien ! Tu vas voir, on va arranger ça ! écoute : tu vas tout oublier, bien jouer et courir pendant ce mois de juillet et, à partir du ler août, tu viendras me voir tous les matins, à neuf heures. Nous travaillerons ensemble, en nous amusant. A l'Alsacienne, tu referas ta huitième, et tu reviendras, l'été prochain, avec ta mention Très Bien No 1. Tu dois vouloir, c'est tout."
J'ai toujours été subjugué par les figures exceptionnelles, et l'Oncle en était une assurément. Tout le long de l'année qui suivit ce mois d'août mémorable, sans cesse, quand je flanchais ou me décourageais, ce visage impressionnant m'apparaissait, me stimulait, m'aidait à réussir ce difficile rétablissement. Mam était le trait d'union entre nous, lui envoyait mes bulletins qu'il retournait avec ses notes personnelles, m'apportant son dosage clairvoyant de félicitations et de critiques. Au début de juillet suivant, elle tint beaucoup à ce que je lui écrive moi-même les résultats de "notre" succès ! Dans l'antique salle à manger où, un an plus tôt, j'avais tant souffert de mon humiliante infériorité, je fus tout heureux - et fier ! - de déposer dans les mains de "l'Oncle" mon diplôme de "Premier nommé"-, ce dont il me félicita très simplement : "Tu vois, quand on veut ! "..."

Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©


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