"...Ce film au long succès mais au tournage accéléré ne m'a laissé que peu de souvenirs, essoufflé que j'étais par la complexité de ce
personnage aux perpétuelles transformations, et à la "garde-robe"
ahurissante !
Après les extérieurs, les salons luxueux, les bals masqués et le
foyer de l'Opéra, nous arrivâmes sans incident et dans les délais
prévus à la dernière semaine réservée aux sombres décors du Château
d'If : couloirs lugubres, cachots humides et lépreux des deux héros.
Pourquoi la dernière semaine? Parce que, choix très louable en soi,
les producteurs avaient obtenu le concours de Ermete Zacconi - très
vieille célébrité italienne, tragédien de la classe de Mounet-Sully
pour le court mais si important rôle de l'abbé Faria. Personnellement,
j'en étais très heureux, car, bien que ne le connaissant que de
réputation, sa présence ne pouvait que donner un très vif relief à ces
scènes très attendues. Or, il n'était libre qu'à ce moment tardif, et
c'est par lui qu'on terminerait.
De temps en temps, au cours du film, j'allais voir construire ces
architectures lugubres, qu'une odeur de moisi et un chauffage insuffisant rendaient encore plus rébarbatives ! C'était réussi, certes, mais
vraiment répugnant et glacial, y compris le sol volontairement
bosselé et caillouteux, et ce fameux "trou" plein d'angles et d'arêtes vives... Que de joies en perspective à la pensée de vivre bientôt
là... à peu près nu !
A peine les derniers "fignolages" de cet ensemble macabre
étaient-ils terminés et prêts pour le tournage qu'arriva le coup de
massue : Zacconi était souffrant, attestait un télégramme médical, et
ne pouvait venir ! Un vrai coup de pied dans notre fourmilière en
plein travail. La panique ! Mais, très vite, une décision fut prise par le
"grand conseil" : on ne pouvait attendre, et on chercha un autre
acteur. Pendant une semaine, on se lança dans cette dernière
"séquence", qui reste vraiment pour moi - en plus de la vraie
déception de cette absence - le souvenir physique le plus pénible de
ma carrière : froid, humidité, saleté, odeur nauséabonde, tout y était !
De plus, la grippe sévissait... Tremblant de tomber malade avant la
fin de ce cauchemar, je vivais enveloppé dans une vieille couverture
écossaise qu'un trou central m'avait fait transformer en "poncho" et
que je ne quittais que sous les "sunlights", au moment du tournage !
Le dernier jour - enfin ! -, après avoir fermé les yeux du pauvre
abbé Faria et m'être glissé, à sa place, dans son linceul - suspens
mémorable ! -, alors que sans avoir pris ni rhume ni extinction de
voix, je quittais, jubilant, ces lieux exécrables, le second coup de
massue vint nous atteindre !
J'avais à peine fermé la porte de ma loge, et balancé de tous côtés
mes oripeaux et mes postiches avec une joie de sauvage qu'on entra
brusquement sans frapper : c'était notre régisseur, essoufflé, haletant il
me lança avec son accent parigot : " M'sieur Willm... M'sieur
Willm... tenez bon la rampe... et n'vous écroulez pas : Zacconi arrive !
- ... - Zacconi, oui ! La dépêche vient d'arriver ! - Mais il était
malade il y a huit jours... et il a près de quatre-vingts ans! - C'est
comme ça ! - Mais le film est fini... et j'espère qu'on le prévient en
vitesse ? - Non ! - Comment, non ? - Oui... : non ! On recommence
tout ! - Quoi ? - Oui, i-z-ont dit comme ça qu'ça valait l'coup ! -
Ah! non... non... non... non... hurlai-je, hors de moi. Je ne peux pas...
je ne peux plus ! Assez de cette abominable cochonnerie... assez...
assez ! S'ils veulent recommencer les "cachots" avec un autre Faria,
qu'ils cherchent aussi un autre Dantès. Moi, c'est fini. Va leur dire...
va ! " Et, comme il l'avait effectivement prévu, je m'écroulai sur le
maigre tapis de ma loge.
Quand je revins à moi, je sentis vaguement une main sur mon
épaule et, dans mes oreilles, le son d'une voix lente, amicale, douce
- rien de notre petit Parigot ! - avec, en plus, un certain velouté
slave : c'était le cher O'Connell, notre producteur ! Assis sur une
chaise, tout près de moi ; peu à peu, avec les précautions qu'on prend
au chevet d'un enfant fiévreux, il me dit : " ... Vous savez, Willm... il
y a une semaine... après le premier télégramme... c'est moi qui étais
"par terre" ! Un vrai "swing" dans l'estomac, pour nous, cette
subite privation de Zacconi. Un atout perdu dans notre jeu et, sans
vous en douter, dans le vôtre aussi... Oui, mon cher Willm, dans le
vôtre... car Zacconi - je l'ai vu jouer, et admiré -, Zacconi
"ajoute" quelque chose partout où il passe... et vos scènes y
gagneraient, n'en doutez pas. Je sais que "vous aimez la qualité".
Pour nous, cette prolongation est un gros sacrifice, mais nous
n'hésitons pas en songeant au résultat. Il faut voir un peu plus loin
que l'ennui du moment, vous ne croyez pas ? Songez-y, vous aussi,
voulez-vous ? Zacconi aura besoin d'un jour de repos. Alors, reposez-vous également et... à après-demain, n'est-ce pas ? "
Calme, sourire, sérieux et séduction (plus la justesse de ses propos
face à ma colère puérile), tout y était, et moi - "retourné comme
une crêpe" ! - je reprenais, le surlendemain, mes haillons crasseux
et mes barbes d'homme des cavernes... et ma "couverture écossaise"
pour venir, à travers le maudit "trou", faire la connaissance de cet
illustre vieillard, qu'on avait, lui aussi, enveloppé de laine de la tête
aux pieds !
Dès l'abord, en effet, je fus frappé par les lignes tragiquement
expressives de ce visage douloureux et durement marqué par le
temps. Dans ce décor de pierre, il semblait, lui-même, comme sculpté
dans cette pierre, ses paupières lourdes et lasses laissant à peine
deviner un regard chargé d'intelligence, mais déjà à demi mort ! Je
compris tout de suite - même avant qu'il eût parlé - combien cette
apparition impressionnante "ajouterait", comme me l'avait souligné
O'Connell, à la qualité de ces scènes si populairement célèbres, et, au
cours de ce travail - recommencé de bout en bout ! - mon
admiration ne put que croître devant tout ce qu'il donna de personnel et d'imprévu à cette figure d'un autre monde, - et me fit bien
vite oublier - et critiquer ! - ma révolte enfantine d'acteur fourbu et
exaspéré !
Sans aucun doute, Zacconi avait par son prestige et son talent
haussé ce Faria légendaire à la hauteur où, je crois, Dumas aurait
aimé le voir. Le jeu en valait bien la chandelle !
Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©