"...Nos excellents parents étaient loin d'être insensibles ou bornés, et je crois volontiers que, actuellement, ils auraient renoncé à emmener leurs enfants à une corrida, mais, à cette époque, aux approches de 1900, les tabous psychanalytiques n'existaient pas, on considérait les enfants avec une certaine "simplesse", on disait "Bah ! ils ne comprendront pas" ou "Que diable, ce sont de petits hommes ! ", d'autant que Amania, évidemment passionnée par ce genre de spectacle, avait dû déployer toutes ses astuces pour convaincre notre mère de la beauté de ces réjouissances.
Bref, nous voilà tous installés dans une superbe loge d'honneur. Il faisait très beau. Après des virages sans fin dans la pénombre d'énormes couloirs, nous avions abouti là, dans l'éblouissement d'un vaste ciel bleu tendu sur l'arène, les gradins envahis de soleil et d'espagnols serrés comme des fourmis. Jamais encore je n'avais vu tant de gens rassemblés ; et ce bruissement ininterrompu de milliers de parlotes déferlant jusqu'à nous m'impressionnait déjà. Rencogné dans un bout de la loge, à côté d'Amania, j'attendais je ne sais quoi. Elle, sans cesse de boire avidement tous les détails du décor et de la foule, me répétait, très excitée : "Tu vas voir... tu vas voir comme c'est beau ! " Je suis sûr qu'elle était sincère ; pour elle, tout allait être beau !
Mise à mort. "Regarde ! " Une longue oriflamme, rouge et jaune, monta lentement le long d'un mât et, à la seconde , le silence s'abattit sur la foule. Une musique éclata, de grandes portes s'ouvrirent, et le merveilleux défilé inaugural commença, encerclant majestueusement l'arène. Je le vois vraiment "vivre" encore en fermant les yeux (c'était, en somme, mon premier spectacle) : les chevaux fringants, les picadors, les toreros et leurs capes magnifiques qu'ils faisaient onduler et voltiger comme de brillants oiseaux des Iles. A mesure qu'ils sortaient de l'ombre des portiques, bleus, verts, jaunes, écarlates, tout éclaboussés de soleil et de bravos, ma Catalane se penchait vivement vers moi et me jetait leurs noms dans l'oreille. J'étais ébloui, conquis, tout prêt à vivre un rêve ! Hélas, comme tout se gâta vite ! Dès le premier taureau noir lâché, dès le premier cheval tremblant devant le monstre, mon bonheur s'obscurcit d'un coup. Ah ! la brute... Vite je me serrai contre Amania... comme si c'était sur moi qu'il fonçait ! Encore plus vite, je bloquai mes deux petits poings sur mes yeux pour ne plus voir ; j'aurais voulu avoir quatre mains pour pouvoir boucher aussi mes oreilles : les hurlements de cette foule frénétique me faisaient plus peur que tout le reste, ce n'était plus des hommes mais des diables, des brutes, eux aussi ! Amania, me sentant collé à elle, me serrait aussi, instinctivement, de sa forte main, mais sa tendresse était bien loin de moi, envolée là-bas avec tous les autres, dans l'arène, près des toreros en plein combat. Sans doute même pensait-elle tout bonnement que je m'étais endormi...
Comme je l'aurais voulu ! Mais j'en étais bien loin, j'étais écrasé de peur, surtout par ces cris féroces qui déferlaient dans notre loge en énormes vagues. Non, je ne dormais pas : la tête enfoncée dans la jupe noire, je vivais un affreux cauchemar, interminable. Enfin, si ! Après des ovations encore plus délirantes, mais moins barbares à l'adresse des vainqueurs, le calme se rétablit peu à peu. Dans le brouhaha de cette énorme foule, qui semblait ne s'en aller qu'à regret, nous avancions lentement, portés par la coulée humaine vers les portiques extérieurs, moi agrippé pour ne pas me perdre, à mon Amania qui, tout en marchant, discutait encore passionnément avec ses voisins. Mes parents, eux, marchaient en avant, avec leurs collègues français et mes deux frères. Lentement le cauchemar s'éloignait de moi, je respirais mieux, déjà je croyais oublier. La bête agonisante sous les banderilles Mais non : là, dehors, à la sortie, le pire m'attendait et je ne pouvais m'y soustraire : à perte de vue (de ma bien petite vue, il est vrai !), dès le dernier portique franchi, une grande allée s'ouvrait, s'en allant vers la ville, et, de chaque côté (on aimerait dire... bordée de grands arbres ! ... ), sur de grossiers châlits de bois posés à la hâte, et, surtout, tout au long, pendus à de grandes perches horizontales, tout ce qui pouvait rester de "mangeable" de ces pauvres chevaux éventrés - des taureaux aussi - (terrorisé, je cherchais même... des toréadors, pourquoi pas ?) était là, étalé, pendu, à vendre... et "pas cher, criait-on, pas cher !". Je veux croire que ces coutumes n'existent plus aujourd'hui, mais, depuis le spectacle hideux de ce sanglant étalage, plus jamais je n'ai pu pénétrer dans une arène, même vide.
Et, pourtant, il me fallut bien, ce jour-là, passer au milieu de tous ces gens arrêtés qui marchandaient avec entrain et convoitise toutes ces tripailles épandues sur les planches rougies, ces cuissots, ces échines, ces demi-bêtes suspendues à la va-vite à d'énormes crochets de fer sans oublier - oh non ! - la fade et terrible odeur de chair tiède et de sang.
Ce souvenir a laissé une telle empreinte dans ma mémoire d'enfant que, jusqu'à ces dernières années - où les boucheries sont devenues des magasins "comme les autres" , aussi élégants que discrètement "conditionnés" -, je n'ai jamais pu passer devant ces expositions de bêtes écorchées, pendues aux murs, au plafond et à la devanture des boutiques - ornées, comme pour rassurer les âmes sensibles, de cocardes dorées et de petites roses artificielles - sans en détourner mon regard, écoeuré.
Et ces crochets de fer, quel effrayant symbole de la cruauté humaine ils devinrent pour moi le jour où, dans les communiqués de presse de la dernière guerre - si bien conditionnés, eux aussi, par l'occupant, pour impressionner le monde - on put lire que les "traîtres" démasqués du complot contre Hitler - ces Allemands héroïques - avaient été châtiés à la mesure de leur crime : pendus vivants à des crochets de boucherie enfoncés dans la gorge !
Pourra-t-on s'étonner alors que je rapproche de cette coïncidence d'images de mort, bêtes et humains, cette phrase insolite d'Isadora Duncan (cette grande révolutionnaire de la Danse, qui apporta tant à des générations qui ne s'en doutent même plus) : "Tant que les hommes mangeront de la viande, il y aura des guerres". Sombre boutade qui peut surprendre d'abord, mais qui me semble claire : tant que le "principe de tuer" (soit par plaisir : la chasse ; soit par prétendue nécessité : les abattoirs) semblera normal à l'homme, la tuerie humaine, aussi, semblera normale. Je ne voyais pas si loin dans mon petit cerveau, mais une tache rouge y était imprimée à jamais..."

Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©


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