"...le secret avait été très jalousement gardé, et c'est très sincèrement intriguée que la "Petite Dame" vint prendre place, pour cette
"générale", dans notre cuisine ! Je vois encore très bien ma brave
"nourrice sèche" agenouillée sur le dallage, tendue vers moi, battant
la cadence de ses deux grandes mains attentives ; moi, "sérieux
comme un pape" (expression favorite de mon père à mon égard car,
déjà, je ne prenais rien à la légère) mais pas intimidé du tout entre
mes deux mères (celle du coeur et celle... du lait !), me lançant
fougueusement dans mon "répertoire" au bruit lent ou rapide de
mes petites castagnettes dont j'étais si fier, bien qu'elles m'aient fait
tant pleurer !
Quand je m'arrêtai, tout essoufflé, je vis ma mère, telle une statue,
me regarder, stupéfaite, de ses grands yeux de myosotis. Moi-même,
gêné, je ne bougeais plus, respirant à grands coups. Subitement, elle
se réveilla, bondit vers moi, me souleva (dans l'enthousiasme, la
Boulette ne pesait plus) me couvrant le visage de gros baisers, tout en
valsant à travers la cuisine. Puis, me déposant à terre, c'est à Amania
qu'elle courut, l'embrassant aussi sur les deux joues. Que nous étions
heureux, tous les trois ! Et puis, ce furent de longs mais vifs palabres
- en français, espagnol et catalan - au sujet de quelque chose que
je ne comprenais pas très bien, mais le résultat fut que, en sortant de
la cuisine, ce n'était plus un secret à deux, mais à trois, ma plate
nounou toute gonflée d'orgueil, les yeux de ma mère brillant comme
des étoiles, et la Boulette un peu éberlué mais content !
Ce n'est que beaucoup plus tard que, par ses plus jeunes soeurs,
j'appris le goût très vif que notre mère avait montré, avant son
mariage, pour tout ce qui touchait au théâtre. Vingt-cinq ans plus
tard, l'une d'elles m'écrivait, ayant assisté à un des spectacles de
Bussang : "Comme j'ai pensé à ta maman... comme elle aurait été
heureuse, et fière de toi !"...
Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©