"Un Carnet de Bal"

"...C'est dans cet état d'âme que je reçus un matin (le gros "courrier-vedette" restait à Paris, je ne recevais que l'essentiel) une seconde convocation de Julien Duvivier ! Non seulement il n'était plus question de la "perle" d'antan, mais elle était fort aimable cette lettre (où il me faisait part de son projet - alors tout nouveau - d'un film à sketch, avec participation de tous les "favoris" du moment, et m'invitant à me joindre à eux) et même laudative puisque, terminait-il, "vous en seriez le benjamin mais non le moindre" ! S'y était-il senti tenu ou, revenu de ses impressions de naguère, le voulait-il vraiment ? Oubliant les étincelles de notre lointaine et unique entrevue, je penchai pour la seconde hypothèse, en lui annonçant mon - hélas - proche retour à Paris.
Ce n'était plus le même homme ! Cordial, détendu, il me nomma, l'une après l'autre, les "étoiles" de son futur Carnet de Bal "brochette" encore jamais vue... - et je le remerciai, moi, de l'honneur qu'il me faisait. Restait à trouver mon personnage et le sujet du sketch. "J'ai pensé, me dit-il, sachant vos possibilités pianistiques, à quelque virtuose rencontré par notre héroïne dans le monde, et qui... ". "Oh non... Monsieur Duvivier, non, pas de "gens du monde" (toc ... ) ou plutôt, si, tenez, je vous en propose un : l'homme du monde dégoûté de son milieu et de ses vanités et qui déserte ! Comme un autre pourrait s'en aller bénédictin dans un cloître, il s'en va, lui, vivre la vie des hauts montagnards, partageant leurs soucis, leur travail et leurs joies en pleine simplicité. Votre héroïne le trouverait là. Qu'en pensez-vous ? Et quels beaux extérieurs, et quel bol d'air pur à offrir à vos spectateurs ! " "Bonne idée" dit-il lentement. "Vous vient-elle de quelque nouvelle, de quelque livre, car... - Non... non, rassurez-vous... pas de "droits d'auteur"... je l'ai rapportée de "là-bas" dans ma valise, et dans mon coeur !"
Affiche du film - Carnet de Bal - de Julien Duvivier. Il sourit largement, et ses yeux repartirent vers la "maquette" de sa future affiche où défilaient tous les noms aimés du public et moi, sans réfléchir, je m'exclamai : "Et Jean Gabin ?..." Son visage se referma aussitôt. "Pas libre", dirent seulement ses lèvres, avares de mots. Et je n'insistai pas, sentant la gaffe en l'air. Ce n'est que plus tard que j'appris le froid du moment, entre les deux célèbres collaborateurs.
Notre travail en montagne fut un régal et une révélation ! Je ne sais si ce fut de me voir affublé de frusques aussi fatiguées qu'authentiques - empruntées à des guides de Haute-Savoie - mais Duvivier se montra un vrai camarade, content de tout, même de la fonte accélérée des neiges, qui nous obligeait à grimper cent mètres de plus chaque matin, pour la rattraper ! Rien ne troubla son humeur, il fut parfait !..."

Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©


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