"...Ce premier séjour, si rempli et si court à la fois, si enivrant, il ne
m'est pas possible d'en évoquer les détails : ils empliraient un livre à
eux seuls. Ce fut comme l'épanouissement subit d'un désir prisonnier,
la fusée d'un rêve. Ce site si paisible, ce bout du monde (à l'époque),
ces senteurs perpétuelles d'herbe et de sous-bois, cette "famille" que
j'assimilai aussitôt, comme si tous ses membres, des ancêtres aux
bébés, étaient "à moi" depuis toujours, et ce Théâtre, enfin !
Songe d'un poète, venu se poser là comme un beau papillon des
forêts, si majestueux dans sa vaste et rustique simplicité, ses couleurs
de vieux bois, ses sonorités de violoncelle, si parfaitement à l'aise
dans son cadre de hauts sapins, songe devenu réalité : le théâtre du
Peuple. Ce nom, ce titre, si loué par les uns (de Tolstoï, une lettre,
respectueusement gardée - et regardée, au Foyer du Théâtre - dit
son enthousiasme et ses encouragements), si mal compris par d'autres, ne dit que ce qu'il est : Théâtre pour Tous. Et ce ne fut pas une
utopie ! Les poètes voient souvent plus juste qu'on ne pense. Depuis
le jour de sa création, trois quarts de siècle jusqu'à hier encore, ce
théâtre n'a regroupé que des bonnes volontés, désintéressées, anonymes et recrutées dans toutes les classes sociales, avec un naturel et une cordialité qui me surprennent et m'émeuvent encore, après tant
d'années. De même pour ce public, si fidèle, si varié, ouvriers,
cultivateurs, citadins et lettrés qui, dans la même joie, se côtoient et
se sourient aux entractes, sous les ombrages du grand parc.
Le secret en est simple : le Padre (ainsi nous l'appelions dans les
dernières années de sa longue vie) n'avait jamais fait appel qu'aux
sentiments les plus nobles et les plus généreux de l'homme, que ce
soit pour louer ou blâmer, pour pleurer ou pour rire. Car, loin d'être
un "moralisateur", il n'aimait que toucher les coeurs, ou amuser les
esprits de sa vigoureuse mais indulgente malice, toujours clair et
accessible à tous. Le succès persistant de ses pièces - même celles
datant de la fin du XIXe siècle - à notre époque si changeante, si
avide de "jamais vu", montre assez la vitalité d'un art simple et
direct qui se voulut toujours en dehors de la mode.
Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©