Toute la spontanéité de l'enfant à l'oeuvre (dessin de Pierre Richard-Willm)

"...Et puis, voilà que, sur mon pied, tombe quelque chose, comme un petit caillou... Non... c'est une piécette de métal... de l'argent... et c'est comme un signal : de tous côtés les petites monnaies de cuivre volent vers moi, s'entrecroisent, ricochent sur la table et y font un petit tapis brillant.
Et quelque chose d'affreux, alors, se passe en moi, quelque chose qui monte, qui me suffoque. Je ne vois plus clair, je ne peux pas pleurer, mais je suis humilié, mortifié jusqu'au fond de moi-même : on me traite comme un petit mendiant, comme un de ces petits errants dressés à larmoyer pour obtenir la piécette que ma mère leur donnait chaque fois. Alors, j'ai chanté et dansé pour en arriver là ? Une aumône à mes pieds, moi qui étais si heureux de leur faire plaisir... Non, non, c'est trop : je jette mes castagnettes avec rage, je saute de la table comme je peux, je tombe, je me relève, et, avant qu'Amania ou quelqu'autre ait pu m'en empêcher, j'ai foncé à travers les grandes jambes de tous ces méchants, perdant mon foulard dans la bagarre, et me suis sauvé en hurlant !
Que devaient penser ceux que je croisais, et qui ne savaient rien de mon drame ? Qui était donc cet étrange petit paysan de Catalogne aux cheveux aussi clairs que la peau, qui galopait, suffoquant de colère ?
Bientôt, j'entendis les appels d'Amania bouleversée, qui courait derrière moi. Mais, moi, je ne voulais plus la voir : oh, comme je lui en voulais à elle aussi, comme elle m'avait trompé ! Non, je ne voulais plus d'elle ! Sans plus réfléchir, pour lui échapper, pour la perdre, j'entrai dans le premier couloir venu, sombre, noir. Subitement j'eus très peur. Mais sa voix se rapprochait. Comme pris au piège, je me précipitai au hasard, dans la pénombre montante d'un escalier, butant sur les hautes marches raboteuses, le souffle de plus en plus court ; les grandes enjambées d'Amania m'eurent bien vite rattrapé. Elle m'emprisonna dans ses longs bras, aussi haletante que moi : "Bouletta, Bouletta, qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi es-tu fâché ? Ils étaient si contents, et tu as si bien dansé ! Regarde tout ce que tu as gagné ! " et sa large main s'ouvrit sur une poignée de pièces brillantes. "Non... non... non ! hurlai-je, en tapant sur sa main de toutes mes forces, hors de moi, je ne veux pas, je ne veux pas ! " et, enfin, dans le tintement moqueur de ce maudit argent allant se perdre au fond de l'escalier, le nuage creva et j'éclatai en gros sanglots interminables, le visage écrasé dans la poussière, perdu dans une insondable incompréhension...
... De ce dernier secret à deux, personne ne sut rien, jamais. D'ailleurs, nous-mêmes, pouvions-nous nous comprendre encore ? Pour Amania l'argent était la preuve suprême du talent, la consécration. Quant à moi, cette répulsion native ne m'a jamais quitté : je ne peux associer le gain et l'art, sauf bien sûr dans la mesure des nécessités vitales (mais, pour moi, elles tiennent une place bien secondaire, mes ambitions étant ailleurs). Bien souvent j'ai regretté de n'avoir pas eu un métier tout à fait indépendant de mes rêves pour leur conserver leur totale immatérialité, mais je n'ai pas eu ce don de dédoublement, et il m'a bien fallu, la moustache venue, matérialiser une part de mes chimères.

Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©


écran précédent