"...Et puis, voilà que, sur mon pied, tombe quelque chose, comme un
petit caillou... Non... c'est une piécette de métal... de l'argent... et c'est
comme un signal : de tous côtés les petites monnaies de cuivre volent
vers moi, s'entrecroisent, ricochent sur la table et y font un petit tapis
brillant.
Et quelque chose d'affreux, alors, se passe en moi, quelque chose
qui monte, qui me suffoque. Je ne vois plus clair, je ne peux pas
pleurer, mais je suis humilié, mortifié jusqu'au fond de moi-même :
on me traite comme un petit mendiant, comme un de ces petits
errants dressés à larmoyer pour obtenir la piécette que ma mère leur
donnait chaque fois. Alors, j'ai chanté et dansé pour en arriver là ?
Une aumône à mes pieds, moi qui étais si heureux de leur faire
plaisir... Non, non, c'est trop : je jette mes castagnettes avec rage, je
saute de la table comme je peux, je tombe, je me relève, et, avant
qu'Amania ou quelqu'autre ait pu m'en empêcher, j'ai foncé à travers
les grandes jambes de tous ces méchants, perdant mon foulard dans
la bagarre, et me suis sauvé en hurlant !
Que devaient penser ceux que je croisais, et qui ne savaient rien de
mon drame ? Qui était donc cet étrange petit paysan de Catalogne aux
cheveux aussi clairs que la peau, qui galopait, suffoquant de colère ?
Bientôt, j'entendis les appels d'Amania bouleversée, qui courait
derrière moi. Mais, moi, je ne voulais plus la voir : oh, comme je lui
en voulais à elle aussi, comme elle m'avait trompé ! Non, je ne
voulais plus d'elle ! Sans plus réfléchir, pour lui échapper, pour la
perdre, j'entrai dans le premier couloir venu, sombre, noir. Subitement j'eus très peur. Mais sa voix se rapprochait. Comme pris au
piège, je me précipitai au hasard, dans la pénombre montante d'un
escalier, butant sur les hautes marches raboteuses, le souffle de plus
en plus court ; les grandes enjambées d'Amania m'eurent bien vite
rattrapé. Elle m'emprisonna dans ses longs bras, aussi haletante que
moi : "Bouletta, Bouletta, qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi es-tu fâché ?
Ils étaient si contents, et tu as si bien dansé ! Regarde tout ce que tu
as gagné ! " et sa large main s'ouvrit sur une poignée de pièces
brillantes. "Non... non... non ! hurlai-je, en tapant sur sa main de
toutes mes forces, hors de moi, je ne veux pas, je ne veux pas ! " et,
enfin, dans le tintement moqueur de ce maudit argent allant se perdre
au fond de l'escalier, le nuage creva et j'éclatai en gros sanglots
interminables, le visage écrasé dans la poussière, perdu dans une
insondable incompréhension...
... De ce dernier secret à deux, personne ne sut rien, jamais. D'ailleurs, nous-mêmes, pouvions-nous nous comprendre encore ? Pour
Amania l'argent était la preuve suprême du talent, la consécration.
Quant à moi, cette répulsion native ne m'a jamais quitté : je ne peux
associer le gain et l'art, sauf bien sûr dans la mesure des nécessités
vitales (mais, pour moi, elles tiennent une place bien secondaire, mes
ambitions étant ailleurs). Bien souvent j'ai regretté de n'avoir pas eu
un métier tout à fait indépendant de mes rêves pour leur conserver
leur totale immatérialité, mais je n'ai pas eu ce don de dédoublement,
et il m'a bien fallu, la moustache venue, matérialiser une part de mes
chimères.
Pierre RICHARD-WILLM "Loin des étoiles" éditions Belfond©